Femmes de pouvoir – Le voyage du héros germanique

Une exploration du féminin sacré et de sa fonction initiatique dans le paganisme germanique

Les rites d’initiation sont une source de fascination : ces cérémonies au cours desquelles des mécanismes mystérieux d’un autre monde modifient l’état spirituel de l’homme et, par conséquent, son rapport au monde, lui font entrevoir la réalité sacrée devant laquelle le monde matériel n’est qu’un voile. Les traditions mystiques, telles que les rites d’Éleusis en Grèce ou les cultes romains, continuent d’attirer notre attention, et nombreux sont les esprits modernes qui aspirent à découvrir la nature de ces rites de passage. Les témoignages – littéraires et figuratifs – de la sphère germanique font également état de rituels initiatiques pratiqués par la branche septentrionale de l’arbre généalogique indoeuropéen.

Nous avons tendance à concevoir ces rituels comme totalement étrangers, mystérieux au-delà de notre imagination et du champ de nos connaissances ; et nous ne faisons donc que rêver des actes mystérieux accomplis, des substances consommées et des formules magiques prononcées au cours de ces rites.

Dans cette série d’articles, je soutiens que ces rites d’initiation ne sont peut-être pas aussi éloignés (ni aussi mystiques) qu’il n’y paraît à première vue, et que certains d’entre eux se cachent même à la vue de tous dans nombre de nos textes sacrés : ignorés en raison de leur simplicité, et peut-être à cause de notre aspiration à davantage de mysticisme. En outre, je pense que les femmes avaient une fonction initiatique spécifique lors de ces rituels, et j’espère que les textes suivants pourront l’illustrer. Cet essai examinera d’abord les différentes variantes de ce thème mythique dans la sphère indoeuropéenne, avant de s’intéresser de plus près au rôle initiatique et sacerdotal de la femme dans la société germanique.

Brunnhilde Odin's Valkyrie mythic female warrior of norse mythology art print by Gaston Bussière on Mythopoetic
Brunnhild (1898) par Gaston Bussière
Freyja norse goddess of love, fertility and magic represented by John Bauer
Freyja par John Bauer
Valkyrie art print by Peter Nicolai Arbo on Mythopoetic
Valkyrie (1869) par Peter Nicolai Arbo

Le voyage du héros germanique

« Tu connaîtras les runes de la victoire, si tu veux la victoire »

– Sigrdrifumal

« Je t’offre de la bière, noble guerrier : brassée avec magie et puissance », dit la valkyrie Sigrdrifa (litt. « faiseuse de victoire ») à Sigurd après qu’il l’ait tirée d’un sommeil enchanté. Le mythe de Sigurd, le tueur de dragons, est l’un des mythes héroïques germaniques les plus anciens et les plus populaires, comparable à l’Iliade d’Homère en taille et en ampleur. Il raconte l’histoire du jeune Sigurd, un jeune homme qui perd son père, le roi, et vit dans un pays étranger, ignorant ses nobles origines. À un certain moment, Sigurd entend parler d’un dragon qui garde un puissant trésor, et il s’adresse à un forgeron pour qu’il lui forge une épée qui lui permettra de tuer la bête. Le forgeron lui forge la lame et Sigurd tue le monstre. Après cet acte héroïque, une goutte du sang de la bête tombe accidentellement dans sa bouche. En ingérant le sang du dragon, Sigurd découvre qu’il peut comprendre le langage des oiseaux, soit le langage mystique. Ses nouveaux amis ailés lui parlent d’une valkyrie qui dort d’un sommeil enchanté dans un bois voisin. Dans la mythologie nordique, les valkyries sont de puissants esprits féminins, incarnant la victoire et l’héroïsme. Elles sont les suivantes de la déesse Freyja, et récupèrent les morts sur le champ de bataille pour les accompagner dans le royaume divin. Sigurd cherche la valkyrie, la réveille et reçoit une boisson sacrée en guise de don initiatique, avec les mots écrits au début de ce paragraphe. La valkyrie arme alors Sigurd d’un pouvoir spirituel et lui apprend à utiliser les runes à diverses fins, notamment pour remporter la victoire au combat, changer l’esprit des hommes, mettre au monde des enfants sans danger et guérir les malades.

Sigurd
Sigurd par Fragan Le Clech

Les motifs principaux de l’histoire de Sigurd sont les suivants : Sigurd est un prince, mais il n’a pas conscience de son identité royale. Il vit dans un pays étranger, où il rencontre un forgeron. Le forgeron met le héros à l’épreuve, lui forge une épée (1) et parle à Sigurd d’un dragon endormi qui amasse des trésors. Sigurd part à la recherche du dragon, le vainc et est conduit à un personnage féminin mystique, dans cette version une valkyrie. Il réveille la valkyrie, qui récompense son héroïsme en lui offrant un verre d’hydromel sacré. Lorsque Sigurd reçoit l’hydromel, il est en même temps initié à la connaissance des runes.

Dans une autre légende nordique, Odin reçoit l’hydromel sacré de la jeune Gunnljód (« invitation à la bataille » ou « sort de bataille ») après s’être livré à un acte sexuel avec elle, au plus profond des collines de Jötunheim. Odin était le maître des dieux nordiques, un dieu de la noblesse, de la magie, de la poésie et de la guerre. Dans la mythologie nordique, Jötunheim était le royaume des jötun, les éternels adversaires des dieux (2). Ce breuvage sacré offert par Gunnljód était distillé à partir du sang de Kvasir, une divinité née des effluves mêlés des Ases et des Vanirs lors de leur unification. Le sang de Kvasir, ou l’hydromel de la poésie, conférait à ceux qui le buvaient l’omniscience. Ceux qui avaient goûté l’hydromel sacré recevaient l’éloquence divine et pouvaient répondre à n’importe quelle question qui leur était posée. L’hydromel sacré avait été volé par les jötun, ennemis des dieux, et conservé dans une forteresse montagneuse aux confins du monde. Afin de récupérer l’hydromel, Odin se rendit sur les terres désolées des jötun, déguisé en étranger, et fit si bien entendre sa voix à la cour des jötun qu’il fut autorisé à pénétrer dans leur forteresse située dans les montagnes. Il y rencontre Gunnljód, qui trône telle une reine et lui offre « un breuvage sacré d’hydromel » : le sang de Kvasir, ou l’hydromel de la poésie. Odin, cependant, trompe Gunnljód, même après lui avoir prêté « un serment sacré ». Il boit l’hydromel et s’envole avec lui vers Åsgård, la forteresse des dieux. Là, il est gardé par les dieux, et des gouttes sont versées dans le royaume des hommes, à ceux qui sont dignes de ses bienfaits.

La rencontre d’Odin avec les jötun, son union avec Gunnljód et, enfin, sa consommation de l’hydromel sacré de la poésie, suivent un schéma remarquablement similaire à celui de Sigurd. Il voyage, déguisé, vers une terre étrangère et secrète. Il y subit plusieurs épreuves et est confronté à une figure féminine mystique. Celle-ci l’embrasse et lui fait goûter une gorgée d’hydromel sacré, une boisson qui a le pouvoir de conférer des connaissances secrètes.

Il existe plusieurs versions des mythes susmentionnés. Toutes suivent cependant les mêmes schémas narratifs. Les mythes commencent avec un héros, ou un dieu, se trouvant dans une situation qui ne lui est pas familière. Sigurdignore son statut royal et sert à la cour d’un autre roi. Odin se rend à Jötunheim, la contrée de ses ennemis. Ce premier thème représente le franchissement d’un seuil, un passage à travers le portail entre le connu et l’inconnu, entre le familier et le non familier. La première étape du voyage initiatique consiste donc à laisser derrière soi la sécurité du foyer et la stabilité de la vie quotidienne. Après avoir franchi le premier seuil, le héros ou le dieu est soumis à des épreuves d’éloquence et de persévérance. Sa capacité à subir des épreuves et à faire preuve de courage et de ruse est mise à l’épreuve. Sigurd doit convaincre Regin de lui forger l’épée puis de tuer le dragon, et Odin doit accomplir des exploits surhumains au service des jötun, puis démontrer son éloquence à la cour des jötun. Après avoir traversé les épreuves avec persévérance, le héros, ou la divinité, franchit un autre seuil : le seuil entre le terrestre et le spirituel. À ce stade, il rencontre la femme initiatrice. Sigurd, après avoir tué Fafnir, rencontre Sigrdrifa. Odin, après avoir gagné une bataille symbolique et poétique dans le château des jötun, rencontre Gunnljód. Dans le domaine spirituel, en compagnie de la femme initiatrice, ils reçoivent tous deux une boisson sacrée et sont initiés à la connaissance divine en la consommant.

Les mythes d’Odin et de Sigurd sont à considérer comme des reflets l’un de l’autre et comme des lignes directrices initiatiques ayant une sanction divine. L’un se déroule dans le domaine de l’esprit, l’autre dans le monde de la matière. L’initiation d’Odin établit un modèle d’initiation, qui se manifeste dans la légende de Sigurd dans le monde physique. Nous pouvons considérer Odin comme le premier initié. Par son accomplissement, il établit une formule germanique d’initiation qu’il enseigne ensuite aux hommes et que Sigurd incarne. Les tribus germaniques d’autrefois reproduisaient la formule initiatique d’Odin afin de participer à la connaissance divine et de goûter à l’hydromel sacré. Des sources irréfutables indiquent que les rites d’initiation étaient courants dans les cultures germaniques, et qu’ils consistaient notamment à reproduire les aventures d’Odin. Ces rites impliquaient probablement des épreuves physiques et mentales sévères, des voyages loin du foyer, la pratique de la magie et la réception de l’hydromel sacré de la part d’une prêtresse. Il existe une citation extrêmement intéressante de l’évêque Bjarni Kolbeinsson, qui a écrit au XIIIe siècle : « Je n’ai jamais appris l’art de la poésie à la source d’eau. Je n’ai jamais pratiqué le galdr et je ne me suis jamais assis en dessous d’un pendu ». Pourquoi Bjarni, en tant que chrétien, prendrait-il soin de mentionner qu’il s’est abstenu de ces activités ? Parce que c’est exactement ce que ferait un païen initié.

Il y a plusieurs façons de distiller la sagesse mythique des mythes examinés dans cet article et de l’utiliser pour notre propre croissance spirituelle. L’un de ces niveaux d’analyse consiste à considérer les différents héros comme des individus, la femme initiatrice comme la force divine féminine – la nature, et leur quête comme une formule initiatique universelle. Nous pouvons donc tous nous efforcer de l’imiter et de nous lancer nous-mêmes dans un voyage héroïque. Ainsi, le héros en exil est un symbole de l’âme : la divinité de l’âme humaine est déguisée en matière physique – un être spirituel en exil dans le monde du devenir, qui, dans son état naturel, n’est pas conscient de sa véritable nature spirituelle, ce qui, dans les mythes, est symbolisé par la quête vers des terres étrangères, ou par le manque de connaissance des héros quant à leur origine divine. Notre tâche, si nous recherchons l’initiation héroïque, est donc de voyager aux confins du connu et d’affronter les « forces obscures » de notre propre esprit et du monde extérieur. Ce passage du seuil de la sécurité du foyer vers les zones frontalières instables peut être considéré comme une métaphore pour transcender les limites qui nous sont imposées, pour conquérir nos propres notions, souvent limitées, de ce que nous sommes. Évoluer en étant confronté à l’adversité. Se soumettre volontairement à des épreuves et rechercher ce qui nous effraie, afin d’extraire une essence divine, capable de transcender les limites de l’esprit et du corps. C’est cette entreprise qui fait appel à la déesse de l’initiation. L’incantation qui la convoque est la prière du labeur héroïque. L’impératif qui s’impose à nous est donc de nous rendre dans les précipices de notre moi, d’affronter les forces déséquilibrées de notre moi et du monde, puis d’attendre l’aide de la jeune fille à l’hydromel.

  1. Dans plusieurs versions du mythe, le forgeron Regin forge l’épée de Sigurd à partir des éclats de la lame de son père, ce qui a inspiré l’epos de Tolkien : Andúril, l’épée d’Aragorn, est forgée à partir des éclats de Narsil, la lame brisée de son ancêtre Isildur.
  2. Le mot jötun est notoirement mal traduit par « géant ». Le mot en vieux norrois ne désigne en aucun cas une taille imposante. Il dérive du proto-germanique eotunaz, qui est apparenté aux mots modernes désignant la consommation, tels que l’anglais « eat » et l’allemand « essen ». Le mot lui-même signifie donc « consommation » ou « dévoration », et une traduction anglaise appropriée de jötun serait « devourer ».

Œuvres liées

à propos de l'auteur

Henrik Lysøe - Norse Tradition

Norse Tradition est une organisation norvégienne à but non-lucratif qui s’efforce de promouvoir et de transmettre la tradition spirituelle nordique. Nous organisons régulièrement des conférences, des formations privées ainsi que des rituels et des retraites autour des célébrations saisonnières traditionnelles. Nous travaillons selon une méthode reconstructive basée sur le syncrétisme Indo-Européen. Ce qui signifie qu’afin de comprendre la tradition nordique, nous l’étudions à travers le prisme de la culture Indo-Européenne dans laquelle elle puise ses racines.

Nous ne pratiquons pas de reconstitution historique ni n’avons l’intention d’inventer une pratique spirituelle moderne colorée par des termes et symboles nordiques ; nous transmettons une tradition vivante. Les conférences et rites de Norse Tradition sont fondés sur des sources académiques ou historiques reconnues, d’origine nordique, védique, anglo-saxonne, gréco-romaine ou d’une autre origine indo-européenne. Ainsi nous ne sommes pas des innovateurs ; ce que nous enseignons et pratiquons a des racines anciennes.

Vous voulez ajouter quelque chose ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *